Monsieur le président, en conscience, je refuse votre proposition.
Comme dans la chanson de Brassens sur la légion d’honneur, où le fameux cordon « ne pardonne pas », j’attendais cette demande avec une certaine forme d’inquiétude. Mais, selon la formule qui vous est chère, « en même temps » voyant qu’elle ne venait pas, j’en étais presque vexé… Et quoi ? Nous, l’équipe, nous ne méritons pas votre attention ? Avec tout le temps qu’on passe à se former, à se documenter, à produire de photos, de vidéos, d’articles sur la pédagogie Freinet, on ne nous considère par comme pouvant prétendre à être une de ces 50 écoles par qui viendra l’école du futur ?
Finalement, le message redouté, bien qu’attendu, s’est affiché sur mon portable. « Réponse souhaitée pour 15h ».
Je souhaite poser par écrit ce qui motive notre refus. J’espère que vous prendrez le temps de me lire.
Je pars du principe de votre bonne foi, vous constatez la même chose que moi : l’École va mal. Il faut qu’elle change. On ne peut laisser autant de gamins chaque année sortir de son cursus en n’étant pas outillé pour leur vie de citoyens. Et ceux qui y restent y sont si souvent en souffrance. En échec. Que de larmes, de découragement, de regards vers la fenêtre pour observer les nuages pour ne pas désespérer d’un contenu de cours qui leur semble si insipide.
Que de colères, d’incompréhension, de jeunes qui reviennent le week-end ou la nuit pour casser une école, un collège, car c’est le seul rapport qu’ils ont au monde des adultes, de ceux qui ont décidé pour eux.
Vous êtes brillant. Votre parcours scolaire, professionnel, puis politique, en atteste. Et je pense, comme tous les élèves brillants, que vous feriez un mauvais professeur. Comme ces joueurs de Monopoly qu’un chercheur en sociologie a mis dans une situation avantageuse et qui, une fois la partie finie, restent persuadés qu’ils ont gagné par leur stratégie et leur talent. En tant que personne issue d’une famille avec des moyens culturels, intellectuels, financiers, votre proposition, à savoir d’avoir des écoles où les enseignants se regroupent autour d’un projet, choisi par un directeur ou une directrice qui recrutera et animera l’équipe pédagogique, ne correspond pas à l’École que je souhaite pour notre pays.
Si l’on généralise ces écoles, que ferons-nous de ceux qui se sont pris la vie dans la gueule ? Ces enseignants fatigués ou malades, proche de leur retraite, qui veulent juste faire leur boulot, sans trop de flamme, mais consciencieux, et qui, comme le gamin qui n’est jamais choisi par les capitaines au foot, resteront sur le banc de touche car aucun directeur ne voudra d’eux ? Et celle qui attendra un bébé, qui ne pourra donc pas adhérer pleinement au projet porté par le directeur cette année là ?
Parce que je ne peux m’empêcher de penser que ce qu’on fournira en plus à certains établissements sera forcément ponctionné aux autres, comme Lavoisier le dit, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Tant que l’on augmentera pas les moyens de l’École de façon conséquente, nous n’arriverons pas à la changer. Vous pensez, et ce n’est pas péjoratif, comme un gestionnaire de banque ou de commerce, persuadé qu’en fournissant neuf femmes, vous pourrez avoir un bébé en un mois.
La loi du marché ne doit pas s’appliquer à l’École. Tout comme la loi de la jungle ne s’applique pas dans nos récréations, il est impossible que la république mette en place un système qui permet d’avoir des Écoles « mieux » parce que les enseignants qui y ont été recrutés sont pleins d’énergie, jeunes, innovants. Parce que je pense à celles et ceux qui resteront sur les bancs, avec les gamins dont les parents, qui n’ont pas les codes, n’auront pas réussi à avoir une place dans cette école devenue attractive à grand coup d’aides et de formations pour cette équipe triée sur le volet.
L’École du futur, c’est celle qui recrutera des personnes brillantes par une revalorisation de la grille indiciaire.
L’École du futur, c’est celle qui permettra à ses personnels de se reposer, une fois tous les 10 ans, par une année entière de formation, sans élèves, pour se « remettre à niveau ».
L’École du futur, c’est celle qui permettra à ceux qui sont à 5 ans de la retraite, d’accueillir dans leur classe un enseignant débutant, pour transmettre par compagnonnage un savoir faire qui ne peut être enseigné dans une salle de cours ou un amphithéâtre.
L’École du futur sera celle du peuple, pour tout le peuple, ou elle sera sans moi.
Voilà pourquoi je refuse de devenir l'un de ces 50 directeurs marseillais.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, mes salutations respectueuses et soyez assuré de mon attachement au service public d'éducation.
Mon refus de faire partie des 50 écoles marseillaises.
- Hervé Allesant
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GD13 - membre du comité d’animation - chantier BTj - chantier des outils informatiques - Enseignant en classe unique urbaine à Marseille.